Je suis né début 1967, soit un peu plus de 20 ans après la fin de la seconde guerre mondiale. Enfant puis adolescent, celle-ci me paraissait lointaine, mais je me suis rendu compte plus tard à quel point les horreurs de cette période étaient alors encore très proches.

Je me souviens de ce garçon de 15 ans, seul devant la télé, un soir très tard au début des années 80, alors que souffle sur la télévision française un vent de liberté et d’audace. Fasciné, je regarde un documentaire sur la seconde guerre mondiale.

Au moment où défilent les images de l’ouverture des camps de la mort, je me revois submergé de sanglots incontrôlables à la vue de ces montagnes de corps décharnés et des regards hagards des rares survivants. Dans ma tête et dans mon ventre, l’abysse. Puis le vide se remplit lentement d’un bourdonnement sourd et d’une question : « Comment des humains peut-il faire cela à d’autres humains ? »

Et comment l’Allemagne des années 30, à l’apogée de cette civilisation occidentale pétrie d’humanisme issu du siècle des lumières, a-t-elle pu en arriver là ?

Plus tard, j’apprendrai en lisant Bruno Bettelheim qu’il suffit pour cela de se persuader que l’autre n’est pas vraiment humain, juste un animal répugnant face auquel tout sentiment d’empathie constitue un danger pour le bourreau qui l’éprouve.

Alors oui bien sûr, juste après la guerre, en 1948, l’ONU adoptera la déclaration universelle des droits humains, portée par des personnes se définissant comme des humanistes, au slogan de « Plus jamais ça ! »

Mais plus jamais quoi au juste ? Et puis d’abord, c’est quoi un humain ?

Si les réponses à ces questions auraient dû être évidentes, la réalité c’est qu’en fait, elles ne l’étaient pas.

Sinon, comment expliquer qu’à peine débarrassées de la pourriture nazi, les puissances coloniales occidentales s’empresseront de réprimer dans le sang les mouvements de libération de leurs colonies et de justifier le maintien de systèmes coloniaux comme l’apartheid en Afrique du Sud ou en Israël.

La France fut un bon exemple de cet humanisme de pacotille : tandis qu’elle avait vécu l’occupation allemande comme une abjecte injustice, elle trouva parfaitement légitime de continuer l’asservissement des peuples qu’elle avait colonisés et qu’elle privait de leur droit à l’auto-détermination depuis le milieu du 19ème siècle.

On aurait pu croire que la déclaration universelle des droits de l’homme en général, et le principe du droit de tout peuple à l’auto-détermination en particulier, avaient été pensés comme un antidote au colonialisme. En effet, si tous les peuples sont en droit de disposer d’eux-mêmes, il est logiquement illégale de les conquérir et de les soumettre, et les peuples déjà soumis doivent être libérés sans plus attendre.

Mais il n’en fut rien et les puissances coloniales occidentales ne consentirent finalement à l’émancipation de leurs colonies que contraintes et forcées.

Plus désolant encore : c’est précisément au moment où l’ONU proclamait la déclaration universelle des droits humains que se créait Israël, dont l’idéologie nationaliste et coloniale allait se déployer en Palestine tout au long de la seconde moitié du 20ème siècle, allant crescendo jusqu’au paroxysme de violence dont nous sommes témoins aujourd’hui, tandis que s’achève le premier quart du 21ème siècle .

Mais est-ce vraiment étonnant, lorsqu’on sait que Theodor Herzl, le père du sionisme, est un enfant de ce 19ème siècle qui vit se cristalliser le concept d’état-nation, avec ses corollaires idéologiques que sont le nationalisme, le suprémacisme et le colonialisme ?

Il écrira d’ailleurs dans son journal personnel : « Si Dieu veut que nous retournions dans notre patrie historique, nous aimerions le faire en tant que représentants de la civilisation occidentale, et apporter la propreté, l’ordre et les coutumes bien élaborées de l’Occident à ce coin de l’Orient rongé par les salissures et la misère ». Ou encore : « En fait, avec les Juifs c’est un élément de la culture allemande qui viendrait sur les rives orientales de la Méditerranée ». Cette même culture allemande qui se donnera comme mission quelques décennies plus tard de faire disparaître les juifs.

Selon l’idéologie nationaliste, chaque nation émergente se doit de construire un récit national affirmant sa suprématie raciale, culturelle et technologique sur les autres, en particulier sur ses voisins. Mort en 1904, on peut se demander ce que Theodor Herzl aurait pensé de cette idéologie s’il avait pu voir à quoi elle allait conduire : deux guerres mondiales au cours de la première moitié du 20ème siècle, cumulant 100 millions de morts civils et militaires, avec comme point d’orgue la destruction des juifs d’Europe.

Une autre question me hante : si un jeune révolté du ghetto de Varsovie s’était trouvé instantanément téléporté d’avril 1943 à avril 2024 à Gaza, de qui se serait-il senti le plus proche ? Des soldats israéliens hilares se filmant en train de profaner ce qui reste des habitations palestiniennes dans les ruines de Gaza ? Ou des civils palestiniens forcés en permanence de fuir les bombardements sur les camps de réfugiés, les hôpitaux et les écoles ?

Tout humanisme à géométrie variable est un mensonge, et toute personne le pratiquant est un imposteur.

Malheureusement, les médias traditionnels, sponsorisés par leurs états ou par quelque milliardaire, donnent largement la parole à ces faux humanistes.

Lorsqu’à 15 ans je sanglotais seul devant ma télé, ce que je voyais, ce n’était ni des juifs, ni des tziganes, ni une de ces autres populations que les nazis catégorisaient comme des Untermenschen; ce que je voyais, c’était mes frères et mes sœurs humains.

Par un retournement dont l’Histoire a le secret, la tragédie palestinienne nous offre aujourd’hui un moyen implacable de reconnaître les faux humanistes parmi nos interlocuteurs. Pour cela, il suffit de leur poser quelques questions simples.

  • Pourquoi dans les médias traditionnels, les civils israéliens détenus par le Hamas sont-ils qualifiés d’otages, tandis qu’un journaliste ne peut, sous peine d’être suspendu, qualifier d’otages les civils palestiniens détenus sans procès depuis des années dans les prisons israéliennes, même lorsqu’il s’agit de femmes et d’enfants ?
  • Pourquoi lorsque des otages israéliens sont libérés, les médias nous informent-ils de leurs noms et nous montrent-ils les effusions de joie bien légitimes de leurs familles, alors que lorsque des palestiniens sont libérés, le gouvernement israélien leur interdit formellement tout manifestation publique de joie ? Et pourquoi les médias traditionnels ne nous en parlent-ils pratiquement jamais, et même lorsqu’ils le font, rien n’est dit sur qui sont ces palestiniens libérés, ni sur les souffrances endurées pendant leur captivité ?
  • Pourquoi lorsqu’un intervenant dans les médias traditionnels soutient le droit des palestiniens à disposer d’eux-même, lui demande-t-on systématiquement au préalable de condamner les attaques du 7 octobre, mais jamais on ne demande à un intervenant pro-israéliens de condamner Israël pour les nombreuses violations du droit international que ce pays a commis ?

Si face à ce type de questions notre interlocuteur tente d’une manière ou d’une autre de justifier ces deux poids deux mesures, ne nous y trompons pas : son humanisme n’est qu’une imposture.

La vérité, hélas, c’est que contrairement à ce qu’on aurait pu croire à l’aube du 21ème siècle, nous n’en avons de loin pas terminé avec le racisme, le suprémacisme et le colonialisme.

De même que l’extrême raffinement de la société allemande des années 30 cachait un mépris viscéral pour une partie de l’humanité, les faux humanistes d’aujourd’hui ne sont que des imposteurs et des sophistes, utilisant leur éloquence pour masquer leur suprémacisme atavique.

Il suffit pour s’en convaincre d’écouter les discours de nombreux gouvernements occidentaux et de leurs portes-paroles médiatiques. Ces discours vont de la réhabilitation de notre passée colonial, aux projets de colonisations futures (du Canada et du Groenland, par exemple), en passant par la normalisation des colonisation en cours, notamment en Israël et en Ukraine.

Ce qu’oublient les personnes soutenant ce renouveau du suprémacisme et du colonialisme, c’est que nous sommes toujours les Untermenschen de quelqu’un, et que toute société bâtie sur le mépris de l’autre, quelque soit cet autre, finit tôt ou tard par dévorer ses propres enfants.

C’est d’ailleurs ce qu’avait parfaitement compris Aimé Césaire dans son discours sur le colonialisme :

« Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation contre l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique.«